Une vision claire pour l’euro afin qu’il sorte renforcé de cette crise
Une vision claire pour l’euro afin qu’il sorte renforcé de cette crise
Lettre de Romano Prodi, Jacques Delors, Felipe Gonzalez, Etienne Davignon et Antonio Vitorino publié dans le journal Le Monde, rapporté aussi dans Il Fatto Quotidiano du 15 Juillet 2011
Depuis quelques jours, les perspectives d’un règlement durable de la situation financière de la Grèce paraissent s’évanouir, les dettes des Etats portugais, italien, espagnol font l’objet d’attaques de plus en plus violentes des marchés, les négociateurs publics et privés qui tentent de trouver une solution n’y parviennent pas.
Les raisons de cette impuissance sont innombrables : une fois la dégradation brutale de la notation du Portugal, une autre réside dans les difficultés du gouvernement allemand à dépasser les obstacles politiques, et peut-être même constitutionnels, qu’il rencontre, une autre encore se trouve dans l’échec d’un projet élaboré par de grands intervenants financiers mais qui ne trouve pas les soutiens nécessaires.
Mais toutes ces raisons se résument en fait à une seule : l’absence d’une vision claire des enjeux portée par des hommes politiques engageant leur crédit pour permettre de dépasser les difficultés immédiates. Vision claire : l’euro doit survivre à cette crise et lui survivra. Il en sortira même renforcé : les instruments qui manquaient à ce projet sans précédent d’une zone monétaire sans Etat et sans budget ont déjà commencé à être élaborés.
Des premiers pas ont été accomplis tout au long de la gestion de la crise : dans la douleur, certes, chaque obstacle a été franchi, et à chaque fois le projet commun des Européens a survécu, et des solutions ont été trouvées avec des innovations majeures. La nécessité a fait loi, et la coordination des politiques économiques qui aurait dû, dès l’origine, accompagner le pacte de stabilité s’est renforcée.
Sans l’euro et sans l’Europe, le sort de tous aurait été bien pire. Les nouveaux instruments communautaires mis en place devraient démontrer la capacité des institutions à faire face aux défis.
Vision claire : les Etats doivent garantir les dépôts des particuliers. Chacun doit pouvoir avoir confiance en sa banque. Mais ce n’est pas aux contribuables de payer pour les investissements des institutions financières qui ont cru pertinent d’acheter de la dette grecque, ou des obligations de banques qui se sont avérées fragiles, ou ont même fait défaut comme cela a été le cas en Irlande ou en Islande.
Les institutions financières ont pris des risques ; cela fait partie de leur métier. Leurs actionnaires, les porteurs des obligations qu’elles ont émises doivent porter leur part du fardeau. Cela doit être fait sans menacer la stabilité du système, certes, mais cela doit être fait.
Vision claire : la régulation ne peut plus être cantonnée à un cadre national. Ni le Conseil de l’euro ni la Banque centrale européenne (BCE) n’ont su prévenir la montée des risques et d’un endettement privé devenu souvent excessif. La crise aura permis que se mette en place une première étape de régulation réellement européenne des banques et des marchés financiers. Il faut lui donner les moyens de réussir dans la durée, et de contribuer à une meilleure régulation mondiale de la finance.
Vision claire : la crise apprend à qui en doutait qu’on ne peut vivre indéfiniment au-dessus de ses moyens, et que cela s’applique aussi aux Etats. La réduction des déficits devra avoir lieu. Mais elle doit être maîtrisée, avec un horizon de temps réaliste, des étapes clairement marquées, et ne pas se donner des objectifs intenables qui détruiraient sa crédibilité, parce qu’ils ne pourraient durablement avoir le soutien des populations et de leurs représentants élus.
Vision claire : tout ce qui peut être fait pour éviter un défaut sur la dette grecque doit l’être. Personne ne saurait aujourd’hui en maîtriser les conséquences. Et n’oublions jamais que ce sont les Grecs eux-mêmes qui en souffriraient les premiers. La solidarité européenne suppose la participation des Etats et des institutions financières à des solutions qui permettent d’alléger le fardeau des citoyens des pays qui ont émis la dette.
Reconnaissons que certaines dettes, comme la grecque, valent et vaudront moins cher que d’autres. Cela se traduira tôt ou tard par des pertes comptables pour les investisseurs, ce qui est la contrepartie normale des rémunérations élevées qu’ils ont perçues en achetant des dettes plus risquées que d’autres. Ce fait est acquis.
Ce qu’il faut, c’est que ces pertes de valeur permettent d’alléger le fardeau des citoyens des pays qui ont émis la dette. D’où l’importance des mécanismes allant dans ce sens, comme les rachats, sur fonds communautaires ou internationaux, d’une partie des dettes souveraines les plus décotées, pour les annuler, et faire bénéficier le pays concerné de cette perte de valeur.
Ces principes sont simples. Si les principaux responsables politiques de l’Union européenne les adoptent, si les Etats, la Commission, le Fonds monétaire international (FMI) les appliquent, des solutions pourront être trouvées. C’est ce à quoi nous les appelons solennellement. L’Europe, tous ses citoyens peuvent sortir renforcés de la crise actuelle. Il y suffit d’une vision claire et partagée pour guider l’action.
Sont également signataires de ce texte : Gilles de Margerie et Stéphane Boujnah pour “En temps réel” ; Yves Bertoncini pour “Notre Europe”.
Jacques Delors, ancien président de la Commission européenne (1985-1994)
Felipe Gonzalez, ancien président du gouvernement espagnol (1982-1996)
Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne (1999-2004) et ancien président du conseil italien (1996-1998 puis 2006-2008)
Etienne Davignon, ancien vice-président de la Commission européenne (1981-1985)
Antonio Vitorino, ancien commissaire européen (1999-2004) et président de “Notre Europe” depuis juin 2011.