L’Europa riconquisti la propria sovranità, o la nuova crisi sarà peggiore di quella del 2008
“La sortie du dilemme grec est éminemment politique”
Marcelle Padovani entrevue Romano Prodi sur Le Nouvel Observateur du 12 Juillet, 2015
Toujours pragmatique, Romano Prodi. Pragmatique et placide . Si placide que, croyant lui etre désagréable et voulant ironiser sur son origine bolonaise, ses adversaires berlusconiens l’avaient surnommé « mortadelle ». Mal leur en prit car Romano Prodi renversa promptement l’insulte en organisant au Palazzo Chigi, lorsqu’il était Président du Conseil , de succulents buffets où tronaient des mortadelles dodues, revendiquées comme symbole rassurant de son prosaisme . Le message fut efficace. Aujourd’hui, à l’hotel Plaza , le plus baroque des hotels romains, de retour d’un voyage en Chine, il est habile à panacher le rationalisme prosaique du technicien de l’Europe avec les astuces de l’homme politique . Personne mieux que lui ne peut en tout cas mesurer la gravité de la crise en cours . Président de l’IRI ( Institut pour la reconstruction industrielle) il a su le premier donner aux PME italiennes une identité et initier un véritable processus de libéralisations . Président du Conseil, il a par deux fois tenu en échec la dérive populiste berlusconienne. Président de la Commission européenne il a piloté l’euro et l’élargissement de l’Union à l’Est. Son dernier livre « Mission inachevée » évoque une Europe « sans politique » et « sans idées », vouée à « l’obsession comptable » et à « l’arithmétique ».. Or « on ne gouverne pas avec l’arithmétique », dit il. C’est le même Prodi qui, tout en étant un « père de l’euro », avait trouvé « stupide » le pacte de stabilité européen en 2002. Ce jugement iconoclaste est devenu sa carte de visite.
L’Obs : Par delà les psychodrames, les fanfaronnades et les bluffs , en vogue dans les deux camps, le grec comme l’ européen, le referendum de dimanche est-il un« jour noir » ou un « choc salutaire » ?
Romano Prodi : Je suis sans doute un ingénu mais je n’ai jamais pensé que ce referendum fut un rendez-vous décisif. Déterminant. Les Grecs n’ont pas eu à choisir entre un « non à l’Europe » et un « oui à l’Europe », ou un « non à l’euro » et un « oui à l’euro » . Ils ont seulement dit qu’ils souhaitaient des négociations ultérieures . Partageant en fait les pressions exercées ces derniers temps par Obama sur la chancelière allemande avec son « Non au crash ». Ceci dit , quelque chose a changé après le referendum : les rapports de force . L’endorsment populaire allié à la démission du « faucon » Varouflakis font penser qu’un compromis est possible.
L’Obs : Mais la chancelière allemande.
Romano Prodi : La chancelière allemande n’est pas insensible à l’équilibre européen. Ni à la médaille que lui offert Obama lorsqu’il a soutenu publiquement que son interlocuteur sur le Vieux continent n’est plus britannique . Ni au fait que l’euro reste la première pierre de la maison européenne. Elle est confrontée au retour en force des nationalismes ( moins chez elle que chez ses voisins d’ailleurs), qui sont la conséquence directe des concessions faites par les gouvernants à leurs populismes respectifs: celui de Marine Le Pen, de Farage, de Grillo ou de Salvini, etc.. Elle sait parfaitement qu’à force de fléchissements , on finit par donner de l’oxygène aux sentiments nationaux.
L’Obs : L’antagoniste de ces nationalismes peut-il etre le technicien Mario Draghi, patron de la BCE ?
Romano Prodi : Jamais de la vie. Mario Draghi a fait tout ce qu’il était techniquement possible de faire. Et il continuera à le faire en volant au secours de la Grèce pour faciliter une reprise des négociations. Mais là s’arrete son role . La sortie du dilemme grec est éminemment politique. Avec des classes dirigeantes capables de faire taire les sirènes nationales ou anti système, et des leaders qui aient le courage de déclarer qu’ils lient leur destin à l’avenir de l’Europe. Qui ose le dire aujourd’hui ? Le « couple franco allemand » ? Il aurait pu etre un exemple, mais il est totalement déséquilibré en faveur de la chancelière qui s’est d’ailleurs taillé un role dominant dans toutes les structures de commandement à Bruxelles . D’où la question que j’entends de plus en plus souvent : mais où est donc passée la France ? Elle a déjà l’oeil fixé sur les présidentielles de 2017 ? Elle n’est plus capable de prendre une initiative ?
L’Obs : Si vous étiez aujourd’hui Président de la Commission européenne , que feriez vous ?
Romano Prodi : Les temps ont changé . J’avais à l’époque beaucoup plus de pouvoirs que n’en ont les présidents actuels. J’avais pu par exemple mettre en garde en 2003 la France et l’Allemagne pour leurs excès de déficit. Proposer la création d’une Cour des comptes européenne : chose impensable de nos jours. Et pourtant, s’il y avait eu une vraie Cour des Comptes , les Grecs n’auraient pas pu tricher comme ils l’ont fait avec leurs budgets !!!
Mais si l’on veut éviter que d’autres cas grecs ne se proposent ( portugais, espagnol, italien, français ou .. allemand) il faudrait commencer par résoudre les contradictions pratiques les plus éclatantes . Un exemple : comment est-il possible que l’Allemagne qui est le leader le plus favorable aux sanctions contre la Russie signe un contrat juteux avec la Gazprom russe , laquelle en plus est en procès avec Bruxelles ? Ce sont des incohérences qui nous rendent peu crédibles dans le monde . Quand je pense qu’il y a 6 ans , lorsque j’ai commencé mes cours à la Business school de Shanghai, les Chinois étaient fascinés par l’Europe : aujourd’hui ils ne me demandent plus rien à son sujet. Idem pour les Américains. J’en tire la conclusion que ou bien nous serons capables de créer une véritable autorité fédérale européenne avec un gouvernement et un Parlement forts, ou bien les forces nationales qui sont devenues dominantes par rapport aux institutions communautaires mettront l’Europe en morceaux. Les nationalismes nous tueront . Ils tuent déjà notre crédibilité. Que penser d’un pays, la Grande Bretagne, qui programme un referendum sur le thème de sa sortie de l’Europe ?
L’Obs : Les instances supranationales ont donc délégué de plus en plus de pouvoirs à des leaders nationaux qui étaient l’ otage de leurs ambitions électorales ?
Romano Prodi : Exactement. L’heure est venue pour l’Europe de reconquérir sa souveraineté par rapport aux nations. C’est la seule recette possible. Vous savez ce que redoutent le plus les Chinois et les Américains aujourd’hui ? Qu’à la suite de toutes ces concessions, de tous ces nationalismes, si l’euro devait se déliter, une tempete plus forte que celle de 2008 ne balaie vraiment le système politique et économique mondial .
Il faut donc sauver l’Europe. Même pour faire plaisir aux Chinois et aux Américains. Avec des politiques de coopération plus fortes, des cessions de souveraineté plus importantes . Modèle : l’union bancaire. En tuant dans l’oeuf les propos de maitres chanteurs qu’utilisent tous les Etats nationaux . En éliminant les referendums . Ce sont toujours des marches arrière par rapport à la responsabilité politique, des dérives qui nourrissent les nationalismes.
L’Obs : Message pessimiste donc ?
Romano Prodi : Non, réaliste. Et je comprends parfaitement que les Grecs préfèrent une misère autogérée à une austérité téléguidée . Je les absous. D’autant que je sais que l’Europe , chaque fois qu’elle est au bord du gouffre, est capable de s’arreter à temps. J’ai confiance. Le gouffre aujourd’hui ce n’est pas forcément la possible contagion grecque, mais une globalisation qui échappe à tout controle( les grands projets qui changent le monde, GPS, Alibaba, Google, etc.., n’ont rien d’européen ) . Le gouffre c’est le risque pour l’Europe d’etre effacée des cartes de géographie . D’etre menacée par une nouvelle et insidieuse « soumission » – rien à voir avec celle de Houellebecq ! Par paresse et par ineptie. Par perte de souveraineté sur elle-même. Car comme dit un vieux proverbe calabrais « Chi pecora si fà, il lupo se la mangia » , celui qui se fait agneau, le loup le mange . Or pour les grandes inventions qui font tourner le monde, l’agneau européen n’est pas près de devenir un loup.